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Serge Haroche

Après une thèse sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji, Serge Haroche fonde en 1973 un groupe de recherche indépendant au Laboratoire de Spectroscopie Hertzienne de l’ENS. En utilisant les atomes de Rydberg, des états atomiques très excités, il explore le domaine de l’Électrodynamique quantique en cavité, dont il est l’un des fondateurs. Il étudie l’interaction la plus simple entre la matière et le rayonnement, celle d’un atome unique avec quelques photons dans un seul mode du champ, offrant une illustration directe des postulats fondamentaux de la physique quantique. Ces travaux lui ont valu le prix Nobel de physique en 2012.

Son parcours

Serge Haroche nait le 11 Septembre 1944, à Casablanca. Sa famille quitte le Maroc pour s’installer à Paris en 1956. Après de brillantes études secondaires et déjà animé par une vive curiosité scientifique comme il le décrit lui-même dans son ouvrage « La Lumière Révélée » (Odile Jacob, 2020), il entre en 1963 à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm pour y entreprendre des études de physique. Il choisit pour son troisième cycle le Laboratoire de Spectroscopie Hertzienne de l’ENS, qui deviendra plus tard le Laboratoire Kastler Brossel. Il est donc présent quand est annoncé en 1966 le prix Nobel attribué à Alfred Kastler. Une photographie, heureusement conservée, le montre ce jour-là, tout jeune étudiant, avec, entre autres, Alfred Kastler, Jean Brossel et Claude Cohen-Tannoudji qui le supervise alors.

Il prépare ensuite une thèse d’état sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji, en tant qu’attaché de recherches au CNRS, et la soutient en 1971. Il participe à la création et au développement, tant sur le plan expérimental que théorique, du concept de l’ « atome habillé », qui est toujours un des outils essentiels de la physique atomique et de l’optique quantique.

Après un séjour post-doctoral aux Etats-Unis, il fonde en 1973 son propre groupe de recherche au Laboratoire de Spectroscopie Hertzienne avec le soutien de Jean Brossel alors directeur du laboratoire. Ce groupe, toujours actif, a reçu plus de 80 stagiaires, doctorants et post-doctorants qui y ont passé au moins un an. Beaucoup occupent maintenant des positions universitaires flatteuses. Tous ont pu bénéficier des talents de physicien de Serge Haroche, bien sûr, mais aussi de sa remarquable culture, de son inaltérable sens de l’humour et de son attentive bienveillance.

Il gravit rapidement les échelons de la carrière académique : nommé chargé de recherches au CNRS en 1971, maître de recherches en 1973 à son retour de post-doctorat, il devient professeur à l’Université Pierre et Marie Curie (Paris 6) en 1975 où il enseigne en même temps qu’à l’ENS. Il est en parallèle maître de conférences à l’École Polytechnique (1973-1984), professeur à mi-temps à l’université de Yale (1984-1993) et membre de la première promotion « senior » de l’Institut Universitaire de France (1991-2001). Il dirige le Département de physique de l’ENS entre 1994 et 2000. Il est nommé professeur au Collège de France en 2001, où il occupe la chaire de physique quantique et devient administrateur de cette institution de 2012 jusqu’à son éméritat en 2015.

Depuis ses débuts en tant que professeur en premier cycle d’études médicales et au fameux « DEA Brossel », le programme de troisième cycle qui a formé toute une génération de chercheurs en physique atomique, jusqu’à ses cours au Collège de France, qui réunirent une audience remarquable, et aux nombreuses conférences qu’il donne à travers le monde, Serge Haroche est reconnu comme un enseignant et un vulgarisateur remarquable.

Serge Haroche était jeune étudiant lors de l’annonce du prix Nobel attribué à Alfred Kastler. Cette photo a été prise en octobre 1966, avec de gauche à droite : Franck Laloë, Claude Cohen-Tannoudji, Alfred Kastler, Serge Haroche, Jean Brossel et Alain Omont.

Ses travaux de recherche

Pendant son séjour post-doctoral avec Arthur Schawlow à l’université de Stanford (1972-1973), Serge Haroche travaille sur les battements quantiques, en observant une modulation de la fluorescence d’un atome qui révèle sa structure en niveaux. Avec Steven Chu et Theodor Hänsch, il s’initie aux tout nouveaux lasers à colorant en impulsion, qui ouvrent enfin un accès presque complet au spectre optique.

De retour à Paris, il utilise ces lasers avec Michel Gross pour étudier les battements quantiques de niveaux excités ainsi que la superradiance optique, une émission collective rapide produite par un ensemble d’atomes excités. Avec Claude Fabre et Philippe Goy, expert en ondes millimétriques au sein du Groupe de Physique des Solides de l’ENS, il est parmi les tout premiers explorateurs des niveaux de Rydberg, ces niveaux atomiques très excités, proches de la limite d’ionisation. Il détermine précisément leur spectre micro-onde et démontre l’énorme couplage de ces atomes avec le rayonnement, en raison de la taille gigantesque de l’orbitale électronique, comparable à celle d’un virus.

Avec Jean-Michel Raimond, il combine ces deux domaines en observant, en 1979, la superradiance millimétrique d’un ensemble d’atomes de Rydberg. Cette émission collective peut être facilitée par une cavité résonnante de haute finesse (200) entourant le milieu atomique. Le seuil d’émission collective est alors de quelques centaines d’atomes seulement. Dans une conclusion visionnaire de l’article présentant ces résultats, Serge Haroche pressent la possibilité d’abaisser encore ce seuil et d’observer une émission maser avec seulement quelques atomes, ouvrant ainsi un domaine alors totalement nouveau pour les expériences.

En augmentant la finesse de la cavité jusqu’à quelques millions grâce à des miroirs supraconducteurs, le groupe observe effectivement, en 1983, l’accélération par la cavité résonnante de l’émission d’un atome unique, un effet prévu par Purcell dès 1946 mais encore jamais observé.

Cette expérience précède de peu l’observation en 1985 par Daniel Kleppner (MIT, Cambridge) de l’effet inverse, l’inhibition de l’émission d’atomes de Rydberg, et la réalisation du premier « micromaser » par Herbert Walther (Max Planck Institut für Quantenoptik, Munich). Ce micromaser produit un rayonnement millimétrique continu avec beaucoup moins d’un atome de Rydberg en moyenne dans sa cavité supraconductrice.

Ces expériences marquent les débuts de l’Électrodynamique quantique en cavité (EDQC, ou CQED en anglais), l’étude d’un ou de quelques atomes couplés à un seul mode du rayonnement ne contenant que quelques photons, illustrant ainsi l’interaction matière-rayonnement dans sa plus simple expression. L’essentiel du travail scientifique de Serge Haroche et de ses collaborateurs sera consacré à son exploration.

Son équipe de Yale (où il est professeur à mi-temps de 1984 à 1993) démontre l’inhibition de l’émission spontanée dans le domaine optique et étudie les interactions entre atomes et surfaces. En parallèle, les expériences à l’ENS s’orientent à la fois, avec Valérie Lefèvre et Jean Hare, vers l’étude de résonances optiques de très haute qualité dans des petites sphères de silice et, avec Michel Brune, vers la réalisation en 1988 d’un micromaser à deux photons. C’est le premier oscillateur fonctionnant en continu sur une transition entre deux niveaux de Rydberg de même parité par émission simultanée de deux photons de même fréquence. Luis Davidovich et Nicim Zagury (Rio de Janeiro) entament une collaboration à long terme avec le groupe de l’ENS et explorent avec lui théoriquement les propriétés quantiques remarquables de cet oscillateur.

Le groupe « Électrodynamique quantique en cavité » quelques jours après l’annonce du prix Nobel en 2012. Serge Haroche est au centre, Michel Brune et Jean-Michel Raimond sont à gauche. On y aperçoit aussi Jean Hare, Sébastien Gleyzes et Igor Dotsenko, membres permanents du groupe.

Les expériences au Laboratoire Kastler Brossel prennent un nouveau tournant au début des années 1990 avec la réalisation d’un nouveau dispositif de CQED, motivé par la perspective, alors lointaine, d’utiliser la fantastique sensibilité des atomes de Rydberg au rayonnement pour détecter la présence de quelques photons dans la cavité sans les détruire.

Cette expérience utilise des atomes de Rydberg « circulaires », déjà étudiés dans le groupe par Michel Gross et Jean Hare en suivant les travaux fondateurs de Daniel Kleppner. Ayant un moment angulaire maximal (en termes classiques, l’orbite de l’électron est un cercle, celle du modèle de Bohr), ces niveaux combinent un énorme couplage au rayonnement et une très longue durée de vie de plusieurs dizaines de millisecondes dans un environnement cryogénique à une fraction de degré absolu. Combinés avec des cavités supraconductrices de finesse record (quelques millions d’abord, jusqu’à plus d’un milliard finalement), ils permettent de réaliser un système de CQED idéal, dans lequel le couplage atome-champ domine de très loin tous les processus parasites. Les résultats des expériences sont alors une illustration directe des postulats les plus fondamentaux de la physique quantique, réalisant, en quelque sorte, certaines des expériences de pensée des pères fondateurs.

Avec ce nouveau dispositif, les résultats marquants se succèdent rapidement, au rythme des progrès sur la qualité des cavités. En 1996, le groupe observe l’oscillation de Rabi quantique de l’atome dans un champ cohérent de quelques photons seulement, apportant une évidence directe et intuitive de la quantification du champ dans la cavité. Presque simultanément, la première superposition quantique d’états classiques différents du champ est obtenue. Il s’agit d’un champ ayant à la fois deux phases distinctes, un « chat de Schrödinger » élémentaire, à la fois mort et vivant. Le groupe observe sa décohérence, c’est-à-dire le passage d’une superposition quantique à une simple alternative probabiliste. Ce processus se produit d’autant plus rapidement que les états superposés sont différents. Son observation constitue la première illustration directe d’un mécanisme fondamental dans toute mesure quantique. Le groupe développe également, avec Gilles Nogues, certains des tout premiers prototypes des opérations de logique quantique, qui sont au cœur du traitement quantique de l’information et l’un des sujets les plus actifs actuellement.

L’Électrodynamique quantique en cavité permet de réaliser expérimentalement un système modèle où des atomes interagissent l’un après l’autre avec quelques photons confinés dans une cavité micro-onde de grande finesse.

Une étape importante est franchie en 2007. Grâce à une cavité capable de stocker un photon micro-onde pendant plus d’un dixième de seconde, Sébastien Gleyzes réalise la première détection sans démolition quantique (Quantum Non Demolition – QND) d’un photon unique. Le groupe montre qu’il est possible de détecter ce photon plusieurs centaines de fois sans l’absorber ni le perdre ! Il réalise ainsi, après 17 ans, son rêve initial, illustrant les temps longs dont la recherche fondamentale a souvent besoin pour réaliser des expériences aussi complexes et délicates.

Peu après, la méthode est étendue pour compter jusqu’à 7 photons et observer les sauts quantiques de l’intensité lumineuse au fur et à mesure que les photons disparaissent un à un de la cavité. Ces expériences illustrent directement la théorie de la mesure quantique et figurent désormais dans les manuels d’enseignement. Grâce à cette mesure non destructive du nombre de photons, Igor Dotsenko, Clément Sayrin et le groupe réussissent à stabiliser le nombre de photons dans la cavité malgré les pertes, réalisant ainsi une première rétroaction quantique. Ils parviennent aussi à reconstruire complètement l’état du champ dans la cavité, ou même un état non-local partagé par deux cavités.

Le développement de la CQED a eu un grand impact, bien au-delà des expériences mentionnées ici. La possibilité de ralentir ou d’accélérer à volonté l’émission spontanée, jusqu’à la rendre réversible, est au cœur de nombreux dispositifs optiques et optroniques actuels. Les concepts de la CQED atomique ont aussi ouvert la voie au développement, à partir de 2004, de l’Électrodynamique des circuits, qui utilise des circuits supraconducteurs comme cavités et des jonctions Josephson comme atomes. Les performances de ces circuits sont maintenant meilleures que celles des atomes, et le domaine se développe rapidement. De nombreux dispositifs au cœur de prototypes de calculateurs quantiques reposent donc sur les concepts de CQED.

L’un des premiers résultats remarquables obtenus par l’équipe CQED a été la création d’un « chat de Schrödinger » du champ dans la cavité micro-onde. Sa fonction de Wigner présente des valeurs négatives en raison des interférences quantiques entre les états constitutifs du chat.

Distinctions scientifiques

Serge Haroche est docteur Honoris Causa de plusieurs universités étrangères. Il est membre de l’Académie des Sciences depuis 1993 ainsi que des académies des sciences américaine et brésilienne. Il est le récipiendaire de nombreux prix et reconnaissances académiques, dont le prix Jean Ricard de la Société Française de Physique, le prix Humboldt, la médaille Michelson du Franklin Institute. Sa carrière a été couronnée par la médaille d’or du CNRS en 2009 et le prix Nobel de physique en 2012, avec David Wineland, pour « des méthodes expérimentales innovantes ayant permis des mesures et manipulations sur des système quantiques uniques ». Il est Grand Officier de la Légion d’Honneur depuis 2017.

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