Son parcours
Pour un document plus détaillé, voir son autobiographie 1
Claude Cohen-Tannoudji est né en 1933 à Constantine en Algérie, alors colonie française. Il est l’aîné des trois enfants d’une famille modeste. Suite à des manifestations antisémites sanglantes à partir de 1934, la famille préfère quitter Constantine pour Alger en 1938. Là, il fréquente l’école primaire. Mais, dès l’automne 1940, les discriminations anti-juives du régime de Vichy sont mises en place (perte de la nationalité française, numerus clausus dans les écoles, recensement). Après le débarquement américain en 1942, elles ne prendront fin qu’en octobre 1943 avec la prise de pouvoir des gaullistes en Algérie. Claude Cohen-Tannoudji pourra faire ses études secondaires au Lycée Bugeaud (actuellement lycée Emir-Abdelkader), sanctionnées par un baccalauréat. Il y fera également trois ans de classes préparatoires, à l’issue desquelles il sera admis second au concours d’admission à l’École Normale Supérieure en 1953.
A l’ENS, il suit les cours de mathématique de Laurent Schwartz et Henri Cartan. Mais séduit par l’enseignement d’Alfred Kastler, il opte pour la physique et rejoint en 1955 le groupe de recherche de Alfred Kastler et Jean Brossel. Son « diplôme d’études supérieures » est expérimental et porte sur le rôle d’un gaz rare sur la conservation de la polarisation d’atomes de sodium orientés par pompage optique. L’année suivante est consacrée à la préparation du concours de l’agrégation, réussi à l’été 1957.
Au cours des deux années suivantes, il effectue son service militaire, en grande partie dans le Service d’aéronomie du CNRS dirigé par Jacques Blamont pour étudier les vents de haute altitude dans le Sahara.
En 1959, il commence une thèse sous la direction de A. Kastler et J. Brossel, sur un poste de stagiaire CNRS. L’objectif est de faire une théorie quantique rigoureuse du pompage optique. A cette occasion, il découvre des effets nouveaux (en particulier les déplacements des niveaux par une lumière non résonnante) qu’il a pu mettre en évidence expérimentalement. Il soutient sa thèse à la fin de l’année 1962.
Il est alors recruté comme maître de conférences, puis comme professeur, à la faculté des sciences de l’Université de Paris, qui deviendra l’Université Pierre et Marie Curie. Il y enseigne la mécanique quantique à différents niveaux. Ces cours seront la base des livres qu’il publiera plus tard.
En 1973, à l’initiative d’Anatole Abragam, il est élu professeur au Collège de France sur la chaire de physique atomique et moléculaire. Il y enseigne 30 ans. Il y est actuellement « professeur émérite ». Ses cours, à la craie au tableau noir, ont toujours attiré un auditoire nombreux, ainsi que le séminaire qui suivait. Ils ont constitué un lieu d’échange unique pour les chercheurs de physique atomique et moléculaire venant d’horizons très différents.
Photographie prise en 1966 après l’annonce du prix Nobel décerné à Alfred Kastler, avec de gauche à droite : Franck Laloë, Claude Cohen-Tannoudji, Alfred Kastler, Serge Haroche, Jean Brossel et Alain Omont
Ses travaux de recherche
Dès son travail de thèse, Claude Cohen-Tannoudji s’attache à décrire le pompage optique d’une collection d’atomes. Pour cela, il traite le champ électromagnétique quantiquement, et décrit les atomes par une matrice densité complète, au lieu des seules populations des niveaux d’énergie. Il en déduira des effets nouveaux (déplacement des niveaux d’énergie, circulation des cohérences entre sous-niveaux fondamentaux et sous-niveaux excités, modulation de l’absorption de la lumière d’un faisceau lumineux par la polarisation transverse des atomes). Il mettra ces effets en évidence expérimentalement.
Avec ses premiers élèves en thèse, en particulier Serge Haroche, il introduira l’idée d’« atome habillé » pour décrire le système constitué par un atome en interaction avec un champ de radiofréquence. Ce point de vue permet de visualiser simplement les modifications des fréquences propres du système global, ainsi que les propriétés des photons qu’il peut émettre, en particulier leurs corrélations. Les résultats remarquables sont la prévision de nouvelles résonances observables sur les cohérences, et leur modification drastique par l’augmentation de l’intensité de la radiofréquence. La généralisation de l’« atome habillé » aux transitions optiques excitées par laser, qu’il établit avec son élève Serge Reynaud, s’est révélée très riche pour prévoir les propriétés spectrales de la lumière de fluorescence et les corrélations entre les photons émis.
L’idée que la lumière exerce une force sur les atomes par échange d’impulsion avec les photons est ancienne. Les lasers, plus intenses que les sources classiques de lumière, offrent des possibilités nouvelles de refroidir ou de piéger des atomes 2 . Au début des années 1980, Claude Cohen-Tannoudji met sur pied un groupe de recherche sur ce domaine avec Alain Aspect, Christophe Salomon, Jean Dalibard, puis Michèle Leduc à partir de 1993. Son groupe propose plusieurs méthodes innovantes de refroidissement et de piégeage. Il explique en particulier pourquoi les températures limites obtenues dans les « mélasses optiques », formées par trois paires de faisceaux lumineux contra-propageant, sont beaucoup plus basses que ce qu’on attendait 2 . Ce refroidissement est dû à l’« effet Sisyphe » qui met en jeu les gradients de polarisation de la lumière au sein des mélasses : les atomes sont forcés à toujours gravir des collines de potentiel, le pompage optique les changeant de sous-niveau Zeeman dès qu’ils s’éloignent d’un fond de vallée de potentiel. La limite du refroidissement est alors de l’ordre de la vitesse de recul de l’atome lors de l’émission spontanée d’un photon, ce qui correspond à des températures de l’ordre du microkelvin.
L’équipe « Refroidissement et piégeage radiatif » dans les années 1986-87. De gauche à droite : William D. Phillips (visiteur), Alain Aspect, Claude Cohen-Tannoudji, Nathalie Vansteenkiste, Robin Kaiser, Jean Dalibard, Harold Metcalf (visiteur), et Christophe Salomon
Claude Cohen-Tannoudji et son équipe proposent également une autre méthode de refroidissement, permettant d’atteindre des températures de l’ordre du nanokelvin, donc sous la limite de l’énergie de recul. Cette méthode, baptisée « piégeage cohérent de population sélectif en vitesse », est fondée sur la notion d’état noir, c’est-à-dire une combinaison linéaire des sous-niveaux Zeeman de l’atome rendue peu sensible à la lumière par un effet d’interférence. Pour une vitesse nulle, l’effet d’interférence est complet et l’atome n’absorbe aucun photon. Ceci n’est plus vrai pour un atome en mouvement : il effectue un cycle de pompage optique et le recul du photon émis change sa vitesse ; par une marche au hasard dans l’espace des vitesses, il peut finalement tomber à vitesse nulle et y reste alors indéfiniment. Claude Cohen-Tannoudji et son groupe, en collaboration notamment avec Jean-Philippe Bouchaud, ont proposé une analyse statistique détaillée de ce refroidissement faisant appel à la notion de « vols de Lévy ».
Ces contributions lui vaudront le prix Nobel 1997, conjointement avec William D. Phillips et Steven Chu. Ces recherches ont permis des progrès spectaculaires dans le domaine des atomes froids, qui s’est développé depuis dans de multiples directions : condensation de Bose-Einstein, simulation des systèmes quantiques à N-corps, contrôle des interactions entre atomes froids, formation de paires d’atomes fermioniques en analogie avec les paires de Cooper électroniques de la supra-conductivité, application aux horloges atomiques dont la précision a fait des progrès spectaculaires…
Cérémonie de remise du prix Nobel en 1997
L’équipe « Atomes froids » en 1996, composée de 5 chercheurs et enseignants-chercheurs (Yvan Castin, Claude Cohen-Tannoudji, Jean Dalibard, Michèle Leduc et Christophe Salomon), et de nombreux doctorants, post-doctorants et visiteurs
Œuvre pédagogique
Déjà au cours de sa thèse, Claude Cohen-Tannoudji avait été sollicité par Jean Brossel pour faire des enseignements de mécanique statistique et de relativité. Il inaugurait ainsi une longue série de cours qui ont permis à des étudiants de différents niveaux, mais aussi à des chercheurs, de se familiariser avec des sujets nouveaux. Après avoir lui-même appris la mécanique quantique en suivant les cours que donnait Albert Messiah au CEA-Saclay, il a enseigné cette matière au niveau de la troisième année de licence et du master (à l’époque la deuxième année de la maîtrise et la première année du troisième cycle). Ceci donnera naissance ensuite aux trois volumes du livre de « Mécanique Quantique » écrit avec Bernard Diu et Franck Laloë. Ces ouvrages ont connu une très large diffusion après leur parution en 1973 et leur traduction dans différentes langues.
Au niveau de ce qui serait maintenant le Master 2, il a donné également un cours avancé sur un sujet différent chaque année, par exemple la résolvante, les diagrammes de Feynman… Certains de ces cours ont donné lieu à des versions écrites polycopiées. De ces cours, et de ceux qu’il a donnés au Collège de France après son élection en 1973, sont nés deux autres volumes intitulés « Photons et Atomes », écrits avec Jacques Dupont-Roc et Gilbert Grynberg, plus particulièrement centrés sur la théorie quantique du champ électromagnétique et sur les différents processus associés à son interaction avec les atomes. Ils paraîtront en 1987-88, avec une version anglaise l’année suivante. Un autre ouvrage, « Advances in Atomic Physics, an overview », a été publié en 2011 avec David Guéry-Odelin : il regroupe tous les aspects de la physique des atomes froids abordés dans les cours du Collège de France jusqu’en 2004.
Outre ses cours au Collège de France, dont certains ont été donnés à Lyon, Grenoble, Bordeaux, et plusieurs participations à l’Ecole de Physique Théorique des Houches, Claude Cohen-Tannoudji a été invité à de très nombreuses écoles d’été à travers le monde entier. Ainsi, il a joué un rôle important pour faire de la physique atomique et de l’optique quantique un domaine attractif et créatif de la physique.
Claude Cohen-Tannoudji dans son bureau à l’Ecole Normale Supérieure
Distinctions scientifiques
Avant le prix Nobel 1997, Claude Cohen-Tannoudji a reçu une dizaine de prix scientifiques d’institutions françaises et étrangères : prix Paul Langevin et prix Jean Ricard de la SFP, prix Ampère de l’Académie des Sciences, Thomas Young Medal de l’Institute of Physics, prix franco-allemand Gay-Lussac Humbolt, Lilienfeld prize de l’APS, Charles Townes Award de l’OSA, médaille d’or du CNRS 1996. Il a été professeur invité dans de très nombreuses universités (Harvard, MIT, New-York U., Yale, Scuola Normale Superiore, U. of Leiden, Toronto U., …). Il est docteur honoris causa de 18 universités réparties sur tous les continents, et membre de plus de dix académies scientifiques.
Notes [1] Claude Cohen-Tannoudji, « Sous le signe de la lumière : itinéraire d’un physicien dans le monde quantique », Odile Jacob, 2019, 202 pages. [2] Voir les travaux précurseurs de T. Hänsch, A. Schawlow, D. Wineland, H. Dehmelt