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Alfred Kastler

Né en 1902 en Alsace, alors sous administration allemande, Alfred Kastler a mené sa carrière de chercheur et de professeur à l’École normale supérieure (ENS) de Paris. En 1951, il fonde avec Jean Brossel le Laboratoire de spectroscopie hertzienne, devenu aujourd’hui le Laboratoire Kastler Brossel. Acteur majeur de la renaissance de la physique atomique dans la France de l’après-guerre, il invente en 1950 la méthode du pompage optique qui lui vaut le prix Nobel de Physique en 1966. Défenseur de grandes causes humanitaires, il s’est notamment engagé contre les armes nucléaires.

Les années de jeunesse

Alfred Kastler naît le 3 mai 1902 à Guebwiller, dans l’Alsace qui fait alors partie de l’empire allemand. Au début de la première guerre mondiale, la famille Kastler fuit les combats et se réfugie près de Colmar, où Alfred, alors jeune lycéen, fait ses études et apprend le français comme langue étrangère. Malgré sa forte attirance pour la littérature (il écrira toute sa vie des poèmes en allemand), il choisit les sciences en classe terminale. En 1921, il est admis à l’École normale supérieure, où il opte pour la physique en devenant l’élève d’Henri Abraham et Eugène Bloch. Ce dernier, l’un des précurseurs de l’enseignement de la théorie quantique en France, lui fait réaliser l’importance de la notion de moment cinétique en physique atomique, qui sera à l’origine de ses découvertes ultérieures.

Alfred Kastler se marie en 1924 alors qu’il est encore étudiant, avec une historienne, Élise. Reçu premier à l’agrégation de physique en 1926, il entame une carrière de cinq ans comme professeur de physique dans des lycées à Mulhouse, Colmar et Bordeaux, où il apprend selon ses dires « la passion d’enseigner », qu’il conservera pendant toute sa carrière universitaire ultérieure.

Alfred Kastler et son épouse Élise en 1925, un an après leur mariage.

La carrière universitaire et les livres d’enseignement

A partir de 1929, alors qu’il est encore professeur de lycée, Alfred Kastler fréquente le laboratoire de l’université de Bordeaux. Le professeur Pierre Daure lui propose un poste d’assistant qui lui permet de préparer une thèse dont il choisit lui-même le sujet. Dans le prolongement de ses réflexions sur le transport de moment cinétique par les ondes lumineuses, sa thèse est consacrée aux échanges de moment cinétique entre atomes et lumière, thème précurseur du pompage optique. Alfred Kastler s’intéresse plus particulièrement à la polarisation de la lumière de fluorescence émise par une vapeur de mercure lorsque les atomes subissent des excitations successives en échelons par de la lumière à deux longueurs d’onde différentes. Il vérifie ainsi que les échanges entre les atomes de la cellule et la lumière absorbée et réémise respectent bien la loi universelle de conservation du moment cinétique.

Après avoir soutenu sa thèse en 1936, Alfred Kastler est aussitôt nommé maître de conférences à l’université de Clermont-Ferrand, avant de revenir à Bordeaux en 1938 comme professeur. En 1941, Georges Bruhat l’appelle à l’ENS pour succéder à Pierre Auger. Dès lors, il occupe une chaire de l’université de Paris affectée à l’ENS. Jusqu’à la fin des années 1940, ses recherches portent sur les spectres Raman des monocristaux et sur les émissions du sodium dans le ciel. C’est à cette époque qu’il rencontre Jean Brossel, étudiant à l’ENS, dont il devient le professeur et avec lequel il va rester lié tout au long de sa carrière.

Comme les laboratoires français manquent de tout après la guerre, Alfred Kastler conseille à Jean Brossel de partir en Grande Bretagne et aux États-Unis pour approfondir sa formation en recherche. Les deux physiciens restent en contact épistolaire jusqu’au retour de Jean Brossel en France.

Pendant ce temps, les cours d’Alfred Kastler à l’ENS acquièrent une grande réputation. Les éditions Masson lui confient la révision de deux ouvrages de Georges Bruhat. Dans celui sur l’Optique, il ajoute une nouvelle partie consacrée à la spectroscopie atomique, qui avait connu une forte évolution. Quant à celui sur la Thermodynamique, il le réécrit complétement. Ainsi sont nés les célèbres ouvrages Bruhat-Kastler.

Le professeur Kastler donnant un cours : la clarté de ses exposés était unanimement reconnue par ses étudiants.

Le pompage optique

Alfred Kastler et Jean Brossel travaillent conjointement sur la double résonance, une méthode qui combine des résonances optiques et hertziennes pour mesurer précisément la position de certains niveaux d’énergie excités des atomes. Ces recherches prolongent la thèse de Kastler et débouchent sur l’invention du pompage optique, qui en est une extension appliquée aux états fondamentaux des atomes : il consiste à orienter le spin des atomes dans leur état fondamental en jouant sur les échanges de moment cinétique entre les atomes et de la lumière polarisée circulairement. Le principe du pompage optique est énoncé par Kastler en 1950, tandis que l’expérience de démonstration est réalisée en 1952 par Jean Brossel et Jacques Winter, alors étudiant dans le groupe, sur un jet d’atomes de sodium. Les atomes sont éclairés pendant les quelques millisecondes de leur trajectoire par la lumière issue d’une lampe à sodium très intense. Le taux d’orientation du spin des atomes dans l’état fondamental est mesuré optiquement par fluorescence.

Le pompage optique est ensuite étendu à des vapeurs atomiques confinées dans des cellules en verre, en limitant à l’aide d’enduits spéciaux la dépolarisation due aux collisions sur les parois. La découverte du pompage optique ouvre la voie à une riche moisson de résultats obtenus au cours des années suivantes, notamment au laboratoire : l’orientation des spins nucléaires de certains atomes ; la relaxation de l’orientation lors des collisions entre atomes ou sur des surfaces ; le transfert de cohérence entre atomes excités avec allongement de leur durée de vie globale ; les transitions à multiples quanta ; les déplacements des niveaux d’énergie atomiques, etc. Notons que le pompage optique peut être considéré comme une étape décisive avant la découverte du laser en 1960. Rappelons également qu’Alfred Kastler avait beaucoup réfléchi à l’effet de recul des atomes soumis à une impulsion laser, un mécanisme à la base de la physique des atomes froids dans laquelle son laboratoire s’illustrera après son décès.

Le pompage optique aboutit aussi à des applications techniques auxquelles Alfred Kastler attache une grande importance. Des magnétomètres à pompage optique, très précis en champ magnétique faible, équipent la sonde Voyager et sont couramment utilisés en géophysique. Une autre application remarquable concerne les horloges atomiques qui ont permis, avant même la fin de la vie d’Alfred Kastler, de gagner trois ordres de grandeur sur la précision de la mesure du temps. Il deviendra d’ailleurs en 1958 le directeur du nouveau Laboratoire de l’horloge atomique.

Principe du pompage optique (en haut) et réalisation expérimentale (en bas). L’illumination d’atomes par une lumière polarisée circulairement (σ+ sur la figure) modifie leur distribution entre leurs différents niveaux d’énergie fondamentaux, en les plaçant tous dans la même polarisation. L’expérience fait appel à un jet de sodium éclairé par plusieurs faisceaux polarisés, avant de détecter la lumière de fluorescence des atomes du jet.

Le développement du Laboratoire de spectroscopie hertzienne

Alfred Kastler et Jean Brossel fondent le Laboratoire de spectroscopie hertzienne de l’ENS en 1951, dans des conditions difficiles héritées des restrictions de l’après-guerre. C’est le caractère exceptionnel de la relation entre les deux hommes qui rend possible cette direction conjointe. Alfred Kastler s’intéresse plutôt aux principes fondamentaux et aux concepts théoriques, tandis que Jean Brossel se concentre sur les aspects expérimentaux.

Si les cinq premiers jeunes chercheurs (Jacques Blamont, Jacques Winter, Jean-Claude Pébay-Peyroula, Jean-Pierre Barrat, Jean Margerie) quittent le laboratoire après leur thèse, le laboratoire commence à se développer dès le début des années 1960 grâce à des postes stables. Bernard Cagnac 1, Marie-Anne Bouchiat et Claude Cohen-Tannoudji sont les premiers à en bénéficier. Ce dernier, futur lauréat du prix Nobel en 1997, développe des outils théoriques pour étudier les interactions entre la lumière et les atomes, qui serviront à toutes les équipes du laboratoire. En 1966, lorsque Alfred Kastler reçoit le prix Nobel, le laboratoire compte déjà une trentaine de personnes.

En 1967, l’extension du laboratoire dans des locaux sur le nouveau campus de la Faculté des Sciences de Paris à Jussieu donne des possibilités de développement supplémentaire. Dans les années 1970, les lasers à colorants, accordables en longueur d’onde, sont adoptés par un grand nombre d’équipes sur les deux sites pour mener des expériences d’une précision inégalée. Depuis son bureau à l’ENS rue Lhomond, Alfred Kastler suit l’ensemble de l’activité scientifique du laboratoire et continue d’imaginer de nouveaux thèmes de recherche qu’il expose au séminaire du samedi matin. Sa nomination au CNRS en 1968 lui permet de mieux résister à la fatigue liée aux nombreuses sollicitations après l’obtention du prix Nobel. Il reste jusqu’à sa retraite en 1972 codirecteur du laboratoire, avant de se retirer à Bandol en 1983 où il décède en janvier 1984, suivi par son épouse Élise quelques mois plus tard.

Cette photo a été prise en 1966, peu après l’annonce du prix Nobel : Alfred Kastler remercie toute son équipe après l’avoir réunie dans la salle d’expérimentation. On reconnait à sa gauche Jean Brossel.

L’engagement

Alfred Kastler avait une personnalité très attachante : modeste et d’une exquise politesse, toujours à l’écoute des autres, il était toutefois d’une grande fermeté dans ses engagements pour la vie sociale et politique. En 1958, pendant la guerre d’Algérie, il stigmatise les déclarations du Comité de salut public d’Alger et appelle à la résistance, ce qui lui vaut le plastiquage de son appartement. Il milite très tôt dans les mouvements pacifistes et fait partie des « treize citoyens du monde » qui lancent un appel en 1966 contre les armes nucléaires, avant de rejoindre le mouvement Pugwash fondé par Albert Einstein et Bertrand Russel. En décembre 1981, il participe à la création du Comité pour le désarmement nucléaire en Europe.

Il prend aussi la défense des droits de l’homme et se mobilise pour soutenir les physiciens juifs d’URSS, les « refuzniks », interdits d’émigration hors de leur pays. A l’Académie des sciences, il a la charge de l’association de soutien aux scientifiques réfugiés. Il s’engage pour l’aide aux pays en voie de développement en participant notamment à l’organisation du Centre international de physique théorique de Trieste.

La reconnaissance

Alfred Kastler a joué un rôle très important pour l’avancement de la recherche en France. Il est devenu membre de l’Académie des sciences en 1964, président de la Société Française de Physique en 1954, membre du Comité consultatif et du Conseil de l’enseignement supérieur en 1947, et président du conseil de l’Institut d’optique en 1962.

Son rayonnement à l’international a été considérable. Il a été membre de plus d’une dizaine d’académies des sciences dans le monde, lauréat du prix Félix-Robin en 1946, du prix Holweck en 1954 et de la médaille Wilhem Exner en 1979. Il a également donné son nom au grand prix franco-allemand Gentner-Kastler. Il a reçu la médaille d’or du CNRS en 1964, avant le prix Nobel en 1966. Il a toutefois toujours regretté que ce dernier ne soit pas partagé avec Jean Brossel.

En 1985, un an après sa mort, un grand colloque international a été organisé à Paris pour honorer sa mémoire. Une centaine d’intervenants prestigieux venus du monde entier y ont témoigné du rayonnement scientifique de son œuvre. Aujourd’hui, une place à Paris porte le nom d’Alfred Kastler, tout comme plusieurs lycées à Cergy-Pontoise, Talence, Guebwiller, Stenay et Casablanca.

Alfred Kastler s’est engagé dans de nombreuses causes humanitaires, comme l’illustre cet article paru dans L’Express du 3 juillet 1959, dans lequel il dénonce les méthodes qu’il juge fascistes du Comité de salut public d’Alger.
Le symposium organisé en 1985 en l’honneur d’Alfred Kastler, décédé un an plus tôt, a réuni de nombreux scientifiques de renom. On reconnait à gauche M. et Mme Townes (Charles Townes a reçu le prix Nobel en 1964 pour l’invention du maser-laser) avec Claude Cohen-Tannoudji (prix Nobel 1997), à droite Albert Messiah, Alain Aspect (prix Nobel 2022) et John Bell.

Notes
[1] On doit à Bernard Cagnac l’écriture du livre « Alfred Kastler, portrait d’un physicien engagé » aux Éditions Rue d’Ulm, 2013, auquel la présente fiche doit beaucoup.

Pour en savoir plus

Jean Brossel : Cofondateur du laboratoire

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